Victimes de prêtres néerlandais racontent leur histoire

La Presse – Publié le 21 janvier 2012 à 10h53
Par Marc Thibodeau, envoyé spécial
Original de l’article

(Weert, Pays-Bas) De 10 000 à 20 000 enfants victimes d’agressions sexuelles dans des institutions catholiques. Au moins 800 prêtres impliqués. L’ampleur du scandale d’agressions sexuelles qui secoue les Pays-Bas depuis le mois dernier est saisissante. Derrière ces chiffres: un véritable drame humain, comme le rapporte notre envoyé spécial.

Ton Leerschool se souvient comme si c’était hier «du jour le plus noir de sa vie», survenu en juin 2004.
La plainte pour agression sexuelle qu’il avait déposée contre un prêtre venait d’être rejetée par l’institution catholique chargée d’évaluer ce type de dossier. Terrassé, il est demeuré un long moment près des rails d’un chemin de fer, songeant à se précipiter devant le prochain train.

«Finalement, je ne l’ai pas fait à cause de ma femme et de mes enfants. J’ai décidé à ce moment-là que si je ne pouvais pas vivre pour moi, je vivrais pour les autres», relate le Néerlandais de 58 ans.

Chevelure poivre et sel ébouriffée, regard perçant derrière ses lunettes, M. Leerschool parle aujourd’hui franchement et ouvertement d’événements qu’il avait carrément rayés de sa mémoire pendant près de 40 ans. Des agressions subies dans un internat catholique de Stevensbeek, dans le sud des Pays-Bas, où il a séjourné pour une année.

Les images du passé ont ressurgi en 2003 alors qu’il tentait de reconstituer le fil de son existence. «La révélation m’est venue comme un coup de marteau. J’ai compris que la «petite chose» que j’avais reléguée loin dans ma tête avait eu un effet énorme sur l’ensemble de mon existence», relate M. Leerschool, rencontré cette semaine à Weert, non loin de son lieu de résidence. Et de la ville où se trouve l’internat de son enfance.

Les images en question étaient celles d’un prêtre qui l’a agressé à plusieurs reprises. «Le directeur m’a convoqué quelques mois plus tard. Il m’a dit que tout était de ma faute, que j’avais séduit le prêtre et que j’étais dégueulasse», souligne-t-il.

Ses parents, qui n’ont jamais rien su de la situation, le retirent de l’école quelques mois plus tard. S’ensuit une lente déchéance, alimentée par un sentiment de «dégoût personnel»: toxicomanie, alcoolisme, colère, rejet de toute intimité.

Après un premier mariage difficile, il finit par refaire sa vie avec une autre femme, d’origine italienne, avec qui il a trois enfants.

«Quand je lui ai parlé en 2003 de ce qui est arrivé, j’ai pleuré, pleuré, pleuré», relate M. Leerschool, qui a réussi avec l’aide d’un thérapeute à déconstruire sa traumatisante expérience.

C’est dans ce contexte qu’il s’était adressé à Aide et Justice, une organisation chargée par l’Église catholique de traiter les allégations d’agressions sexuelles. Après la rebuffade qui a failli le tuer, un homme qui avait lu en ligne un compte rendu de son expérience a pris contact avec lui pour lui dire que le prêtre en question avait aussi tenté de l’agresser et qu’il était prêt à témoigner en sa faveur.

«Le prêtre, voyant ça, a décidé de reconnaître ce qu’il avait fait. Il a dit qu’il était malade à l’époque», relate M. Leerschool, qui n’a jamais tenté à ce jour de rencontrer le religieux même s’il vit dans la région.

«J’ai encore des cauchemars où je vois le prêtre qui me tape sur le pied dans le milieu de la nuit pour me dire de monter à sa chambre», souligne-t-il.

L’Église au pied du mur
Janne Geraets est lui aussi assailli par des images du passé. «Je me souviens d’une fois où quelqu’un a frappé à la porte de la chambre où je me trouvais avec le prêtre qui m’agressait. J’ai crié, mais aucun son n’est sorti», décrit l’homme de 59 ans en entrevue.

Habité par l’envie de devenir un missionnaire, il était entré à 11 ans dans le séminaire de Don Rua, chapeauté par l’ordre des Salésiens. Isolé, il ne savait que faire lorsque le religieux, toujours en vie aujourd’hui, l’a amené dans sa chambre et l’a agressé la première fois.

«Le jour suivant, il m’a dit que ce qui était arrivé la veille n’était pas bien. Et il m’a donné l’absolution pour mes péchés», relate M. Geraets, qui s’est confié à sa mère après avoir quitté l’établissement.

«Elle n’a rien fait. À l’époque, le prêtre occupait une très haute position sociale», relate le quinquagénaire, qui a témoigné de son expérience à un journaliste de la radio nationale néerlandaise au début de 2010, précipitant une avalanche de témoignages.

Placée au pied du mur, l’Église catholique a lancé la même année une commission d’enquête indépendante. Dans son rapport final, paru le mois dernier, elle évalue à entre 10 000 et 20 000 le nombre d’enfants qui ont pu être agressés dans des institutions catholiques néerlandaises entre 1945 et 2010. Des plaintes précises ont permis d’identifier 800 prêtres fautifs. Une centaine sont toujours en vie.

Inaction dénoncée
Le rapport critique durement l’inaction des hauts responsables de l’Église catholique. Les religieux fautifs étaient généralement mutés ailleurs en silence et les victimes, laissées à elles-mêmes.

Les dirigeants catholiques se sont dits «honteux et attristés» des agressions survenues, promettant des réformes. L’organisation catholique Aide et justice a déjà été transformée pour être plus efficace et plus centrée sur les besoins des victimes.

Beaucoup reste à faire, relève Guido Klabbers, qui dirige KLOKK, une organisation chapeautant une quinzaine d’associations de victimes.

Cet ancien élève de Don Rua, aussi agressé par un prêtre dans son jeune âge, pense qu’il est temps que le gouvernement prenne ses responsabilités dans ce dossier. «Historiquement, une trop grande latitude a été donnée aux institutions religieuses», dit-il.

KLOKK aimerait notamment que l’État révise les périodes de prescription prévues pour ce type de délit, de manière à permettre la poursuite des prêtres pédophiles toujours en vie.

«Ça va continuer»
M. Klabbers entend par ailleurs suivre de près le travail d’une autre commission, qui doit indemniser les victimes pour l’épreuve subie. Des sommes oscillant entre 5000 et 10 000 euros (6500 et 13 000 dollars canadiens) ont été prévues.

Même s’il y aurait droit, Ton Leerschool ne veut pour rien au monde recevoir de l’argent de l’Église catholique.

Qui peut, dit-il, mettre une valeur sur tout ce qui a été perdu? «Combien vaut le fait que les trois enfants issus de mon second mariage n’ont pas eu vraiment accès à leur père quand ils étaient jeunes parce que j’étais incapable de communiquer?», demande M. Leerschool, qui ne croit pas à la capacité de l’Église catholique de faire cesser les agressions.

«En Asie, en Afrique, en Amérique latine, ça va continuer. Ce n’est pas une question de célibat ou de pédophilie, mais bien une question de puissance. Quand on croit qu’on est plus grand que les autres, plus fort, on pense qu’on peut faire n’importe quoi», conclut-il.

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